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Raphaël Enthoven

Promenade philosophique autour de l’émerveillement.

 

Des mots précis, un rythme rapide, une pensée profonde et pourtant aérienne, Raphaël Enthoven entretient avec l’émerveillement des relations intimes. Pour nous, il a accepté de promener sa verve autour de ce sujet « fondateur » de la philosophie. Captivant, étonnant…

Quel rôle jouent l’étonnement et l’émerveillement dans la démarche philosophique?

Je ferais volontiers de ces deux mots des synonymes (puisqu’ils le sont en grec) et vous répondrai que la capacité de s’étonner est au principe même de la démarche du philosophe. L’étonnement (qui ne dépend que de soi) consiste à regarder, en un sens, pour la première fois, l’objet, la personne ou le spectacle que nous avons l’habitude de voir. Ce n’est pas l’insolite qui produit l’étonnement, mais l’inverse.

Il est une démarche naturelle, ou volontaire?

Une volonté de remplacer, en soi-même, la volonté par la nature.

De retrouver un regard d’enfant ? Dans son livre « Retour à l’émerveillement », le philosophe Bertrand Vergely évoque cette période où toute découverte est un événement digne d’émerveillement, tandis que l’adulte, « enfermé dans ses urgences », cesse de s’étonner…

Mon seul désaccord avec mon camarade Bertrand Vergely - et nous en avons déjà parlé - est qu’il n’insiste pas assez, à mon sens, sur la dimension métaphorique des mots «enfance» - que je qualifierais d’aptitude à poser sur le monde une façon virginale de voir, d’entendre et de penser - et «adulte», qui désigne le fait inévitable et pourtant navrant de réduire ce monde au besoin qu’on en a. Pour autant, je le rejoins dans l’idée que l’exercice de la philosophie invite tout un chacun, pris dans la banalité quotidienne, à distiller de la vie, de l’étonnement, dans ce qui ne nous surprend plus à force d’habitude.

L’étonnement est-il l’élément déclencheur de la réflexion philosophique ?

A tous égards. Entre les philosophies, le partage s’opère après l’étonnement, entre les « adultes » qui passent à autre chose, et les «enfants» qui persévèrent dans la stupéfaction. Les premiers ont tendance à dissoudre l’étonnement dans la conquête de la vérité. Les seconds maintiennent l’étonnement, malgré les progrès de la connaissance. D’un côté, Newton qui, s’étonnant que la pomme tombe, en vient à découvrir des lois universelles. De l’autre, tous ceux que la vérité scientifique n’impressionne pas, devenant elle-même source d’étonnement. Quoi de plus incongru, quand on y pense, qu’un théorème? Les lois de la science ne sont pas moins stupéfiantes que les phénomènes naturels.

… et donc, nous devons continuer de nous étonner de leurs découvertes?

Exactement. L’enjeu est de continuer de s’étonner là où nous pourrions nous satisfaire d’une réponse. Selon Schopenhauer, «avoir l’esprit philosophique est être capable de s’étonner des choses de tous les jours, alors que l’étonnement du savant ne se produit qu’à propos de phénomènes rares et choisis». Selon lui, aucune réponse ne doit éteindre l’émerveillement qui a dicté la question ; l’étonnement n’est pas soluble dans les solutions qu’il permet de mettre en place.

A force d’analyser, de décortiquer, le philosophe parvient-il à préserver la candeur qui lui permet de s’étonner?

Est-ce qu’on épuise vraiment un sujet d’étonnement quand on l’analyse? Si vous avez un coup de foudre, vous pouvez décortiquer à l’infini les raisons d’aimer, aucune d’entre elles n’épuisera le sentiment que vous éprouvez. 

L’étonnement est donc sans fin…

Oui. C’est un début sans fin. Peut-être le seul que nous ayons à notre portée. C’est naturel : en définitive, s’étonner, c’est s’étonner d‘exister. Quoi de plus étrange? D’ailleurs : quel est l’événement qui nous étonne le plus et auquel, pourtant, nous devons tous nous attendre? 

La mort?

Oui. Quoi de plus prévisible? Quoi de plus stupéfiant? Il est quand même très surprenant que la mort nous surprenne! Pourtant nous demeurons étonnés, béats, chaque fois que quelqu’un meurt. Et on le plaint d’ailleurs, comme s’il lui était arrivé quelque chose d’extraordinaire! Quelle drôle d’idée. «Je sais que je vais mourir, mais je n’y crois pas» disait Jankélévitch. En matière d’esquive, tous les moyens sont bons. La philosophie de l’étonnement est tragique, puisqu’elle induit une conscience aigue de notre mortalité. Et joyeuse, puisqu’elle vit chaque instant comme si c’était le premier.

Savoir s’émerveiller ne rend donc pas forcément plus heureux?

Pour qui considère le bonheur comme un confort, l’émerveillement est plutôt un dérangement.

Et pourtant il est un choix…

Plutôt un désir. Pour s’émerveiller il faut se laisser aller, s’abandonner, ce qui est difficilement compatible avec l’effort.

Peut-on encore s’étonner lorsque l’on est surexposé aux images plus surprenantes les unes que les autres? Les écrans ne font pas un peu écran à la capacité d’émerveillement?

J’ai tendance à penser qu’elles font écrin, plutôt qu’écran. Que plus nous sommes harcelés, plus nous sommes paradoxalement disponibles pour l’essentiel. Le monde a beau nous vendre des surprises, il n’a aucune prise sur ce qui n’a pas de prix. Je ne crois pas que notre capacité d’étonnement soit menacée...

Et vous, quelque chose vous étonne, en particulier?

Tout. En particulier.

Propos recueillis par Michèle Wouters

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