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- Interview -

Carole Talon-Hugon

L'art en questions

 
 

Où en est l’art aujourd’hui ? Est-il encore possible de le définir ? Ce seul mot peut-il contenir le Moyen Âge, la Renaissance, les avant-gardes et notre époque contemporaine ? Sommes-nous dans une impasse artistique ou reste-t-il des territoires à explorer ?  En compagnie de Carole Talon-Hugon, voyageons entre les siècles, les diktats, les émotions, les évolutions, les révolutions et les interrogations.

Les définitions du mot « art » ne manquent pas et varient selon les époques. L’art est certainement l’un des mots les plus difficiles à définir. Pourquoi ?

La question est en effet centrale. Ce mot n’a cessé de changer de définition au fil de son histoire. Dans la Grèce ancienne, « tekhnè » désignait les savoir-faire et habiletés permettant d’obtenir un résultat. Cela valait aussi bien pour le menuisier qui fabriquait sa chaise que pour le chirurgien qui opérait ou le sculpteur qui réalisait sa statue. Au Moyen Âge, distinction fut faite entre les arts mécaniques et les arts libéraux. Les premiers, impliquant le travail de la main, regroupaient indifféremment la tapisserie, la sculpture, la peinture ou la cordonnerie. Les seconds correspondaient à des activités de l’esprit telles que la rhétorique, la géométrie, la dialectique ou encore les mathématiques. Du début de la Renaissance italienne au XVIIIe siècle est née l’idée moderne d’art, consacrée par la notion de « beaux arts ». Elle a régné jusqu’au milieu du XIXe siècle, désignant un vaste sous-ensemble des arts au sens médiéval du terme, regroupant les pratiques dont le but était de produire du beau. Puis, faisant voler en éclat la finalité esthétique et les règles définitionnelles, les avant-gardes ont entraîné la remise en cause même du mot art !

Quand et comment l’art s’est-il détourné de la beauté en tant que finalité ?

L’époque romantique a marqué le premier pas de ce long processus. L’un des textes pivots de l’histoire de l’art, écrit par Victor Hugo dans la préface de sa pièce de théâtre « Cromwell », dit en substance que la beauté n’a qu’une forme et que la laideur en a mille, que l’exploration de la laideur est plus intéressante que celle la beauté. Pour autant, lorsque les avant-gardes ont commencé à remettre en cause les règles esthétiques instaurées au XVIIe siècle par les académies - codifiant le coloris, le dessin, la composition, l’expression… - elles ne se sont pas immédiatement débarrassées de la beauté mais affranchies de sa rigidité formelle, jugée trop conventionnelle. Ainsi, les impressionnistes ont remplacé la « bonne » manière de peindre par la spontanéité et la restitution d’un ressenti visuel. La beauté n’était pas évacuée mais redéfinie. Le tableau « Le balcon » de Manet illustre parfaitement l’esprit de l’époque. En utilisant la couleur verte directement sortie du tube, sans préparation aucune, le peintre a osé un acte révolutionnaire impensable au regard des règles académiques de l’époque. Cela lui a valu un déferlement de critiques, mais qui aujourd’hui remettrait en question la dimension esthétique de l’œuvre ?

Citant Kant, vous avez dit « l’artistique et le beau, ce n’est pas la même chose ». L’artistique induit-il une notion de créativité, arrivée avec les avant-gardes ?

Le mot de création est très intéressant. Au Moyen Âge, seul Dieu était créateur, littéralement « capable de faire advenir quelque chose du néant ». À la Renaissance est apparue l’idée que certains artistes avaient un pouvoir délégué du divin. Selon le peintre et théoricien Dürer, ces « élus » recevaient de la nature un talent exceptionnel leur conférant le pouvoir de poursuivre la création divine, ce qui ne les dispensait pas pour autant de travailler longuement leurs habiletés techniques. Plus tard, lorsque l’idée de création s’est affranchie du divin et du savoir faire, la pulsion créatrice a pris toute la place. Le mouvement surréaliste le démontre parfaitement, donnant libre cours à l’expression de l’inconscient. Tout comme l’art brut qui débarrassé de tout apprentissage, se connecte à l’émotion pure.

Petit à petit, l’exploration formelle s’est libérée de la recherche de sens ?

Globalement oui, à partir du milieu du XIXe siècle, la forme prend l’ascendant sur le contenu, dans tous les arts. Stéphane Mallarmé était orfèvre de la forme poétique, s’attachant essentiellement à produire des sonorités brillantes. La musique se voulait architecture sonore dépourvue de paroles qui auraient nuit à sa pureté. En peinture, l’abstraction jouait avec les couleurs et les formes au détriment du sens. Le sensible se suffisait à lui-même, rendait toute signification inutile.

Pour autant, rarement les œuvres ont tant fait parler d’elles !

Il est vrai que le purement pictural s’accompagnait de beaucoup de discours. Le peintre Franck Stella disait « What you see is what you see », rien de plus. C’était largement contredit par la surenchère de commentaires, interviews et autres polémiques périphériques de l’époque !

En se débarrassant de ses règles et de ses codes, l’art a-t-il gagné en liberté ?

Après avoir refusé la tradition au nom de l’originalité, cette dernière est devenue valeur, injonction, et donc contrainte. La rupture avec ce qui précédait a conduit à une surenchère de transgressions : des règles et des codes, certes, mais aussi de la bienséance et de la morale. Le critique d’art Jean Clerc parle alors de « tradition du renouveau ».

Certains spécialistes, comme Yves Michaud, affirment que l’art n’a plus d’avenir, qu’il y aura toujours des artistes pour exprimer leurs sensibilités, mais qu’il ne se passera plus rien. Partagez-vous ce sentiment ?

Dans son dernier livre « L’art, c’est bien fini », Yves Michaud établit un parallèle avec l’hyper esthétisation du monde, qui est partout, y compris sur les réseaux sociaux, obligeant l’art à se chercher ailleurs, à se trouver d’autres raisons d’être : économiques, divertissantes et morales. Il ajoute également que dépossédé de sa définition, l’art trouve refuge dans ce qu’il appelle les ZEP (Zones Esthétiques Protégées). La sculpture invisible de Salvatore Garau en est un parfait exemple puisqu’elle n’existe que par la matérialisation au sol de son emplacement. Il est clair que nous sommes dans une période de flou, que l’art se cherche.

Dans votre livre « L’art sous contrôle »*, vous évoquez l’idée que de plus en plus, l’art endosse une fonction sociale, moralisatrice. Cette recherche de fonctionnalité n’est-elle pas un retour en arrière ?

Je pense que oui. L’un des grands combats de l’art moderne a été de se débarrasser de fonctions hétéronomes, de ne plus être au service du politique, du pouvoir, de la morale, mais de « l’art pour l’art » selon la formule consacrée, en s’adonnant au pur formalisme évoqué plus haut. À bout d’exploration, il a pourtant fallu trouver d’autres raisons d’être, d’autres formes de sens adaptées à la société d’aujourd’hui, comme servir une cause à but sociétal, écologique, politique… L’artiste devient ainsi passeur de message, influenceur.

Comment définit-on aujourd’hui le mot art ?

C’est précisément le problème. Il n’est plus possible de le définir. Depuis que Marcel Duchamp et ses « ready-made » ont aboli la notion même de « faire » liée à la fabrication de l’œuvre, l’art a perdu ses traits définitionnels. Le sensible a cédé la place au conceptuel, à l’idée. De nouvelles portes se sont ouvertes, vers des formes hybrides, vers le « bio-art » qui utilise les découvertes biotechnologiques et l’ADN pour produire des œuvres telles que la lapine lumineuse d’Eduardo Kac, transformée génétiquement par insertion du gène fluorescent d’une méduse. Dans ce cas précis, ce qui est œuvre pourrait tout aussi bien être le produit de la recherche scientifique. Les lignes sont complètement brouillées.

En l’absence de repères, qui fixe désormais les règles ? Le marché de l’art ?

Très largement. Au XVIIIe siècle, le prix d’une œuvre dépendait de sa valeur artistique, sanctionnée par le Grand Prix de Rome, l’Académie, les Beaux Arts et un public avisé. Un peu plus tôt, Roger de Piles avait proposé dans sa « Balance des peintres » un système de notation selon une grille de critères incluant le dessin, le coloris, la composition… Une note élevée disait la réussite du tableau et, au-delà, sa valeur marchande. Aujourd’hui, l’inversion est totale. La valeur marchande indique la valeur artistique. « La Balance des peintres » a fait place au « Kunst Kompass », boussole imaginée par l’économiste allemand Willy Bongard, pour établir la valeur des œuvres à partir de leur prix de vente, de leur présence dans les musées, foires, collections et expositions.

Comment voyez-vous l’avenir de l’art ?

C’est la question la plus difficile. La « dé-définition » de l’art est allée tellement loin que le mot s’est dilué en s’étendant à d’autres formes d’activités, notamment la mode, le design, les expériences esthétiques immersives, la scénographie, les biotechnologies... Je crois que l’on est un peu perdu ! Il est certain que nous en avons terminé avec ce que j’appelle le paradigme moderne de l’art, qui a commencé à la Renaissance, s’est développé, amplifié et précisé jusqu’à la moitié du XIXe siècle, avant de traverser les remises en cause des avant-gardes. Nous sommes à la fin de quelque chose, dans une période de transition. Ce qui va sortir de cela ? Difficile de le savoir, peut-être en avons-nous fini avec l’époque de l’art pour entrer dans celle de l’esthétique ?

*Éditions PUF

Propos recueillis par Michèle Wouters
Photo © M. Wouters

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Carole Talon-Hugon est professeur à Sorbonne Université et Directrice du Centre Victor Basch de recherches en esthétique et philosophie de l’art. Elle est présidente de la Société Française d’Esthétique et directrice de publication de la Nouvelle Revue d’Esthétique.

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