- Interview -
Idriss Aberkane,
Voyage au coeur du cerveau
Rien ne ressemble autant à un cerveau humain qu’un autre cerveau humain et pourtant, certains développent des aptitudes prodigieuses, hors normes. Pourquoi ? Comment ? Bienvenue dans les circonvolutions d’une matière grise racontée par Idriss Aberkane, spécialiste en neurosciences et auteur du best seller «Libérez votre cerveau», aux éditions Robert Laffont.
Comment fonctionne le cerveau des prodiges ?
Les «athlètes mentaux» ont la particularité d’associer plusieurs zones cérébrales de manière très puissante. Leurs cerveaux sont physiologiquement identiques à ceux de tout un chacun. Ils possèdent le même nombre de neurones. Et même lorsque ces cerveaux sont surentraînés, ils ne grossissent pas et restent «sagement» contenus dans leurs boîtes crâniennes. Chez eux, ce n’est pas le disque dur qui diffère mais le système d’exploitation qu’ils utilisent de manière plus ergonomique, multipliant les connexions entre plusieurs aires que la plupart d’entre nous activent séparément. C’est cela qui permet à un calculateur comme Rüdiger Gamm de développer des compétences hors normes, comme réaliser des divisions de nombres premiers jusqu’à la soixantième décimale.
C’est ce que vous nommez la neuro-ergonomie ?
En effet, la neuro-ergonomie est l’art d’optimiser l’utilisation du cerveau humain, en répartissant le poids d’un problème sur plusieurs zones et aussi, en plaçant des poignées sur les objets mentaux. Une valise n’est-elle pas plus facile à attraper lorsqu’elle est dotée d’une poignée? Eh bien il en est de même pour retenir un code. Nous pouvons y associer des éléments, des images qui nous parlent comme une date d’anniversaire, un visage ou un département: autant de poignées placées sur les objets mentaux. Prenons un exemple concret. Imaginez que vous ayez devant vous une bouteille d’eau qui représente un problème mathématique à résoudre et que votre main soit le cerveau qui doit attraper la bouteille. Pour accomplir cette tâche, la plupart d’entre nous n’utilisent que le petit doigt (symbolisant la mémoire de travail), ce qui s’avère fastidieux! Alors que les calculateurs géniaux s’emparent de la bouteille à pleine main en se servant de tous leurs doigts: la mémoire de travail, mais aussi la mémoire spatiale, la mémoire épisodique (qui nous permet de nous souvenir d’un événement lié à un contexte) et la mémoire procédurale (grâce à laquelle nous réalisons intuitivement des choses que nous aurions le plus grand mal à expliquer, comme un nœud de cravate).
Avons-nous tous le potentiel de devenir des génies ?
Je fais partie de ceux qui pensent que nous avons tous, au départ, les mêmes aptitudes et que certains les exploitent, d’autres pas. Pourquoi? Plus on étudie les génies, plus on s’aperçoit qu’ils ne naissent pas avec un cerveau spécial. En revanche, ils sont tous animés par un désir puissant, voire obsessionnel, de développer une capacité mentale. Et ils le font toujours par plaisir. Alors, à force de pratiquer leur passion durant des milliers d’heures avec un degré d’attention proportionnel à leurs appétences, ils deviennent experts. C’est un peu comme s’ils affûtaient leur cerveau à la manière d’un diamant. Les investigations neuroscientifiques démontrent que l’amour d’apprendre est la motivation la plus efficace pour pratiquer intensément un geste physique ou mental, une tâche qui semblerait une corvée pour n’importe qui d’autre. Pas un seul grand chef cuisinier ou sportif de haut niveau n’a jamais réussi par obligation. De Mozart à Usain Bolt en passant par Wim Klein - qui calcule la racine 73e d’un nombre de 500 chiffres de tête - tous performent parce qu’ils adorent ce qu’ils font.
Parmi les prodiges, les génies, les grands hommes qui ont changé le monde et révolutionné nos vies, beaucoup n’ont pas eu des parcours scolaires exemplaires…
Il est vrai que Steve Jobs et Bill Gates ont quitté l’université avant d’obtenir leurs diplômes, et qu’Einstein passait pour un cancre… Mais pour quelques génies qui réussissent, combien de talents découragés sont restés dans l’ombre? L’école doit d’urgence se remettre en question, se réinventer, se donner les moyens de captiver tous les élèves, à fortiori les personnalités atypiques et les esprits passionnés qui peinent plus encore que les autres à y trouver une excitation mentale à la hauteur de leurs exigences, et à qui l’on renvoie trop souvent une image négative. Cela me rappelle cette expérience éclairante menée dans les années soixante par une enseignante américaine du nom de Jane Elliott, avec l’accord des parents de ses élèves. Dans sa classe, elle a placé les yeux bleus à droite et les yeux non bleus à gauche. Elle leur a alors expliqué qu’il était scientifiquement prouvé que les yeux bleus relevaient d’une intelligence supérieure et s’est mise à les traiter comme l’élite, leur faisant bénéficier d’un régime de faveur tandis que les autres, bons à rien ne méritaient que sa négligence. En quarante-huit heures, le niveau de mathématique des yeux bleus a progressé et celui des yeux non bleus s’est effondré. Ceci démontre que si l’on persuade un élève qu’il est mauvais, il le devient, car son cerveau lui envoie ce fameux message à l’origine de tant d’échecs scolaires : « n’essaie même pas ! ».
Quel avenir pour les neurosciences ?
Les progrès scientifiques s’enchaînent à grande vitesse et pourraient nous permettre, un jour prochain, de transférer les expériences et les émotions d’un cerveau vers un autre! Effrayant? Fascinant? Ce que nous ferons des prochaines découvertes dépendra surtout de notre capacité à les accompagner de neuro-sagesse. L’écrivain Isaac Asimov a dit en son temps qu’«une société dans laquelle il y a beaucoup de connaissance et peu de sagesse est vouée à l’extinction». L’histoire l’a confirmé à maintes reprises, notamment au 20e siècle avec l’exemple du Japon qui durant la seconde guerre mondiale était technologiquement très avancé, ce qui ne l’a pas empêché de commettre des atrocités. Si les avancés neuroscientifiques ne sont pas assorties d’une éthique forte et solide, elles pourraient engendrer de graves conséquences. Alors que bien utilisées, elles parviendront sans doute à guérir des parkinsoniens, des troubles bipolaires ou des schizophrénies. Elles permettront aussi de comprendre de plus en plus finement les mécanismes d’apprentissage de notre cerveau afin de développer des méthodes d’enseignement plus passionnantes, plus efficaces, plus performantes. Cela me tient à cœur, par dessus tout.
Propos recueillis par Michèle Wouters
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